Comment financer la création d’un livre numérique enrichi ?

L’absence de business model associé à la création d’un livre numérique enrichi, est aujourd’hui très clairement un frein au développement d’œuvres interactives créatives de ce type en France. J’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes en écrivant cela, mais quand on lance une société de création telle que le Book’Lab et que l’on vend à des éditeurs ce type de prestations, notre survie passe par la recherche de solutions pour sortir de cet état de faits. Or, il est évident que la création d’un livre numérique enrichi coûte cher ; que la promotion d’un livre numérique enrichi, sans les mises en avant faites par les libraires, sans l’appui des médias traditionnels, et perdus au milieu des dizaines de milliers d’applications dans l’Appstore, coûte cher et nécessite un investissement plus important des éditeurs ; que les ventes d’un livre numérique enrichi, dans un monde où le public s’est habitué à un accès gratuit à des contenus de plus en plus variés sur internet, et achète la version enrichie d’un livre sur l’Appstore 4,99€ (au mieux), quand le livre papier (non enrichi, donc) se vend lui à 12 ou 15€, ne peuvent plus financer seules la création d’un livre numérique enrichi ; et que cela risque de brider cette création. Pourtant, lorsqu’on connaît l’édition jeunesse française par exemple, on pressent que ce secteur pourrait être le fer de lance de cette création, de par sa richesse à nulle autre pareille, mais aussi bien évidemment de par la pertinence à vouloir créer en numérique pour des enfants ou des adolescents, des « digital natives », qui sont déjà sur des écrans.

On sait que seules quelques maisons d’édition françaises – soit ayant déjà fortement développé leur caractère innovant (Nathan)

, soit parce qu’elles sont suffisamment puissantes pour pouvoir parier sur des titres extrêmement forts (Le Routard chez Hachette) –

se sont déjà lancées dans la production de livres numériques enrichis. Chez les autres, c’est encore le calme plat, l’attentisme, la recherche de produits « bas-de-gamme » pour être présents tout de même, mais sans pouvoir miser sur la création.
De petites maisons d’éditions uniquement numériques, telles que Mangako, Leezam, tentent, tant bien que mal, de publier certains titres, ou avec un peu d’aide publique (Leezam a publié 3 livres numériques enrichis grâce à la sélection de son projet « œuvres littéraires enrichies et interactives » par le Ministère de la Culture à l’issue d’un appel à projets) ou en… « mangeant des pâtes » (expression consacrée pour indiquer qu’ils ne gagnent pas un sou).

Et pourtant l’on sait que c’est l’offre qui créera la demande, qu’il y a une vraie attente de la part du public, et que les éditeurs ont leur place dans la création de ces nouveaux produits, place qui risque de leur être confisquée par d’autres acteurs de cette industrie numérique, moins frileux, comme les éditeurs de jeux vidéo (il suffit de voir le premier ebook enrichi de Gameloft, War of Pacific ) ou une présence mondialisée de groupes éditoriaux anglo-saxons, qui trouvent là de nouveaux débouchés commerciaux, simples d’accès, pour le prix d’une traduction en français.

Alors comment financer la création de livres numériques enrichis en France ? La comparaison avec les systèmes d’aide à la création culturelle, tant dans le secteur du livre « papier » qu’en audiovisuel, deux secteurs à la croisée desquels se situe le livre numérique enrichi, est intéressante.

L’aide apportée à l’industrie de l’édition en France se situe en fait à deux niveaux : une TVA à 5,5% et un prix unique fixé par l’éditeur, ces deux mesures protectionnistes étant plus connues sous le nom de loi Lang ; des subventions pour la publication pour des ouvrages chers à produire (livres d’art, très belles éditions), ou à très faibles tirages (grosses encyclopédies par exemple), régies par le CNL, Centre national du Livre. Cependant, ces subventions bénéficient finalement à très peu de titres aux vues de la production annuelle française du secteur. Le modèle économique s’est plutôt établi autour de diffuseurs-distributeurs forts, l’appui sur un réseau de libraires qui « met en place les livres », et des best-sellers sur lesquels les maisons misent l’essentiel de leurs efforts en marketing et promotion, leurs ventes importantes permettant d’équilibrer les ventes plus faibles des autres titres. En parallèle, un réseau (important) de petits éditeurs publient moins de 10 livres par an, par passion, en essayant de perdre le moins d’argent possible.
Aucune des mesures pré-citées ne s’applique au livre numérique enrichi et il ne semble pas que la réflexion en cours quant à l’extension de la TVA à 5,5% au livre numérique ne tendent à englober les « éditions enrichies » (le livre numérique étant en effet défini comme « livre numérisé », ou une version numérique imprimable d’un livre, ce qui exclut de fait le livre enrichi). Les subventions mises en place par le CNL, et pour lesquelles une Commission économie numérique a été nommée, se base logiquement sur la même terminologie, ou presque, et ne sont utilisées que pour la numérisation des fonds des éditeurs. Tout cela est très bien, est même nécessaire à la création d’une offre éditoriale numérique française, mais ne rentre définitivement pas dans le financement de la création de livres numériques enrichis.

Dans le secteur de l’audiovisuel, la création d’œuvres numériques interactives bénéficient de plusieurs aides : celles des diffuseurs (en particulier les chaines publiques françaises, essentiellement Arte et dans une moindre mesure France Télévisions, ou les sites d’organes de presse, tels que Le Monde, Libération ou d’autres), et celles de l’État par le biais du CNC. Au CNC, on peut déposer une demande d’aide au développement ou à la production d’une œuvre interactive à partir du moment où elle complète une œuvre audiovisuelle, dans un process de « cross-média », ou dans la mesure où cette œuvre numérique interactive présente une réelle écriture audiovisuelle. Ce qui peut être le cas de certains livres numériques enrichis (par exemple sur le modèle du fameux Pedlar Lady publié par la société canadienne Moving Tales)… mais certainement pas de tous.

La difficulté de financer la création d’une œuvre interactive « transmédia », et d’en tirer un business model, était au cœur du Forum Blanc qui se tenait du 12 au 14 janvier au Grand-Bornand, et auquel j’assistais en espérant y trouver de bonnes idées que je pourrais transférer sur mes propres financements de projets. Intégrer le poids et l’argent d’une marque, qui siglerait le livre ? C’est une démarche usuelle dans le monde de l’audiovisuel, comme dans la presse, qui vit de la publicité (mais cherche également un nouveau modèle économique), ça l’est beaucoup moins dans l’édition de « livres », ou alors vraiment dans des éditions de luxe, ou très bas-de-gamme (et encore, mes exemples datent !). Créer des partenariats avec des opérateurs de téléphonie, puisque ce sont eux qui vendent des tablettes et des Smartphones ? Mais c’est somme toute gênant de ne publier que pour les abonnés Orange, SFR ou Bouygues, non ?

Le bureau du CNC en charge de ces aides reçoit aujourd’hui tellement de demandes de soutien de la part d’éditeurs, auxquelles il ne peut répondre car elles dépassent le cadre de sa mission, qu’il envisage de discuter avec le CNL pour que celui-ci reconsidère sa position face au livre numérique enrichi. Un espoir à l’horizon ? Je fais pour ma part le pari que c’est dans la synergie entre le monde de l’édition et le monde de l’audiovisuel, deux secteurs culturels qui aujourd’hui se regardent de loin et se méprisent quelque peu (même si l’un peut enrichir l’autre, et vice-versa), que se situera l’avenir du livre numérique enrichi, et celui du Book’Lab. Verra-t-on se créer des « joint-venture » entre des studios d’animation et des éditeurs jeunesse ? Cela semble aujourd’hui inimaginable, mais ce sera peut-être l’ultime défense contre les géants comme Disney, qui ont vendu plus d’un million de leur 9 ebooks sur iPad, iPhone et iPod Touch.
En attendant, et pour que l’édition française, traditionnelle ou numérique, ait les moyens de ne pas rester sur le carreau, il est temps que des aides publiques se mettent en place, afin d’aider les éditeurs, à se positionner sur ce nouveau type de supports, et surtout à montrer la créativité de leurs auteurs.

Comments
9 Responses to “Comment financer la création d’un livre numérique enrichi ?”
  1. Vous parlez de Leezam. Mais où il est le fameux Journal d’un caprice, livre enrichi, subventionné et annoncé en grande pompe ? On ne le trouve nul part. Par ailleurs, je vous trouve bien courageux de vous lancer sur la voie du livre enrichi, surtout en France. Déjà que les grandes maisons d’édition freinent des deux pieds pour proposer leur catalogue papier au format numérique (et pas seulement des PDF dont certains oublient d’ailleurs d’enlever les traits de coupe) avec de vrais bons fichiers ePub à des prix compétitifs. Alors, bien sûr, ils vous parlent de piratage pour justifier leur position attentiste ou clament que ça coûte trop cher de créer un fichier EPUB. Si créer un fichier EPUB est déjà trop cher pour eux, alors imaginer payer pour créer un contenu interactif…

    • Le Book'Lab says:

      Bonjour l’équipe éditoriale. Je suis également en attente de la parution du Journal d’un caprice et des autres livres enrichis annoncés par Leezam. Si certains ont des nouvelles, n’hésitez pas à nous le dire. Pour le reste, tout le sujet de ce blog est là. Puisque les éditeurs ne peuvent pas y aller, il faut trouver d’autres moyens de financer ces projets. Là encore, toutes les bonnes idées sont à prendre. Je propose les nôtres, c’est tout. Merci cependant pour le compliment : oui, nous sommes bien courageux !! Mais vous aussi chez NumerikLivres…

  2. idboox says:

    En complément du très bon dossier du BookLab, consultez les nouveaux concepts de livres numériques sur IDBOOX; Ils sont généralement agrémentés de vidéos : http://www.idboox.com/category/ebook/actu-ebook/

  3. jim says:

    J’observe d’un œil distant et quelque peu suspicieux l’émergence de ces nouveaux contenus enrichis. L’envie de comparer avec le florissant marché des CD-rom du temps jadis vient immanquablement mais je suis tenté de me demander si les erreurs d’antan serviront aujourd’hui. Le marché, pourtant naissant, des mobiles et tablettes n’est-il pas déjà assourdi par les succès retentissants de produits à peine adaptés (Disney,guide routard,…), échaudé par les déploiements gigantesques nécessaires aux quelques innovants pour faire parler d’eux (magazine Wired).

    J’en viendrai à me demander si, finalement, ce sont vraiment les mastodontes qu’il faut solliciter pour mettre en marche ce marché au potentiel séduisant. Si je me réfère à un marché que je connais un peu mieux, celui du jeu de société “traditionnel (oui oui, celui avec des pions et des dés !) j’observe que ce sont les auteurs qui se mettent en contact avec les développeurs. Parfois l’éditeur historique du jeu est présent, parfois non. Est-ce par frilosité ? Est-ce par envie des auteurs de toucher leur public plus directement (et plus concrètement d’un point de vue pécuniaire) ? En tous les cas, on trouve là des auteurs dont la démarche est positive : « Je veux/peux aussi toucher les gens par ce biais ».

    La question serait : faut-il s’épuiser à faire bouger les “gros” pour finalement se retrouver soumis à leur bon vouloir : « Et si on commençait par une petite adaptation de ma collection phare ? les images sont déjà scannées… Y’a plus qu’à mettre des next/back ! » ou convaincre des auteurs que ce nouveau support est une chance de raconter différemment, pas forcément froide. Un produit réussi n’est-il pas le meilleur argument pour convaincre ? Mais je fais là certainement preuve d’une grande naïveté…

    La narration enrichie a été, est et restera longtemps un objet de multiples fantasmes. Des choses bougent, des ONNI (Objet Narratif Non Identifié) apparaissent ça et là dans différents domaines (livre, jeu vidéo, audiovisuel…) mais tout cela reste encore à l’état d’objet curieux pour amateur averti. La route est longue…

  4. Bonjour,

    Je suis d’accord quand vous dites que c’est l’offre qui crée la demande.
    Je travaille actuellement sur de gros projets et Je recherche des compétences pour la production de livres enrichis.
    Ci joint le profil défini:
    * Développeur – “livre numérique”
    Vous intégrerez l’équipe de développement “livre numérique”. Vous participerez à l’optimisation des process de transformation de flux XML/InDesign vers le format epub. Vous pourrez être amené à travailler sur d’autres projets liés à l’informatique éditoriale.

    * Intégrateur web – Webdesigner
    Dans le cadre de la croissance de nos activités liées au livre numérique, nous recherchons un intégrateur web. A partir de la demande client, vous développez en relation avec un référent technique interne des livres numériques au format ePub Vous aurez en charge le développement des : – feuilles CSS de présentation. – la création d’animations en HTML5 – l’intégration des éléments multimédia : vidéo, son, liens et animations flash et html5…

    Si vous êtes intéressés, merci d’adresser votre CV par mail à catherine.pavie@igs-cp.fr

  5. @ Jim : tu évoques ces produits mal adaptes nes de la déferlante vers la nouvelle sainte numérisation. Je vous promets une chose. Il ne s’agira pas d’adaptation en ce qui concerne les produits numériques réussis. Il s’agira de création, et de création uniquement. Le Journal d’un Caprice est une création native du numérique, sans entraves d’adaptation, distorsion, conversion… Elle s’ouvre, de maniere immediate, sur un paysage digital.

  6. Je suis l’auteure de ce fameux Journal d’un Caprice… Mon roman digital parait ce printemps, sur AppStore, avant de rejoindre d”autres plateformes, et sera également disponible en DVD. Je suis desormais auto-éditée, de la même manière que l’oeuvre est auto-produite. Oui… Comme vous l’évoquez tres justement, l’edition numérique en France demande de l’audace, et si Leezam, dont je suis indépendante aujourd’hui, n’a pas pu mener a bien l’édition de mon livre en décembre comme promis, j’ai le bonheur de pouvoir le devoiler ce printemps, lorsque paraitra l’ipad 2.0, sous forme d’une app-book a compte d’auteur. Le chemin de l’auto-édition numérique est ouvert… Alors, a très bientôt !

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